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Refuser de reconnaître la paternité d’un père et de faire annuler l’adoption est contraire à la Convention européenne

Civil - Personnes et famille/patrimoine
05/05/2020
Les juridictions internes qui admettent que le requérant est le père biologique d’un enfant mais qui ont persisté dans leur refus de reconnaître officiellement sa paternité et de faire annuler l’adoption de l’enfant, ont violé l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme.
En l’espèce, le requérant, a eu cinq enfants avec une femme, dont le dernier est une fille, née en 2009. Le couple et les enfants vécurent ensemble mais le requérant, qui séjournait de manière illégale en Russie à ce moment-là, ne fut pas enregistré comme étant le père des enfants sur les certificats de naissance. Il fut arrêté en janvier 2011 et il demeura en détention provisoire jusqu’au mois d’avril de cette année-là. Pendant cette période, en février, la mère décéda et les enfants furent placés le mois suivant. Les quatre aînés furent envoyés dans un pensionnat pour orphelins mais la dernière fille, qui avait alors 14 mois, fut confiée à une maison d’enfants. Le requérant fut informé du décès de sa compagne en mars 2011 et il engagea alors des démarches juridiques pour faire reconnaître sa paternité. Pendant ce même mois, sa dernière fille fut confiée à la garde de parents adoptifs potentiels qui l’emmenèrent chez eux. Par la suite, les autres enfants furent recueillis par la sœur de leur mère.

En septembre 2011, le tribunal autorisa le couple qui élevait la dernière fille du requérant à l’adopter. Le tribunal, considérant que la mère biologique était décédée, que le nom du père ne figurait pas sur son certificat de naissance, qu’elle s’était retrouvée privée de soins parentaux et qu’elle avait séjourné dans une maison d’enfants, ne vit aucun obstacle à son adoption et délivra une ordonnance à cet effet. Le tribunal fut également informé que les autres membres de la fratrie de l’enfant avaient été confiés à une famille d’accueil.

En avril 2012, à l’issue de la procédure en reconnaissance de paternité que le requérant avait engagée alors qu’il était encore en détention, un tribunal déclara que l’intéressé était le père des quatre autres enfants et ordonna qu’ils lui fussent restitués. À l’occasion de la procédure distincte qu’il avait engagée concernant sa dernière fille, il apprit qu’elle avait été adoptée et il compléta alors sa demande de reconnaissance de paternité par une demande d’annulation de l’ordonnance d’adoption.
Il argua notamment que l’adoption avait été autorisée en violation de la législation et qu’elle était selon lui contraire aux intérêts de sa fille ; il avança en particulier que la législation interdisait la séparation des fratries et qu’elle imposait que les parents donnent leur consentement. L’action du requérant bénéficia de l’appui de l’autorité des gardes et des tutelles du district de Kamensky ainsi que de celui d’un représentant du commissaire des droits de l’homme de la Fédération de Russie.
Le tribunal rejeta toutefois sa demande en octobre 2012. Il conclut que le requérant était bien le père de l’enfant mais qu’il était vain de reconnaître officiellement sa paternité en l’absence de motifs de révoquer l’ordonnance d’adoption. Il considéra que la loi ne lui offrait pas pareils motifs : il indiqua en particulier que les parents adoptifs avaient satisfait à leurs obligations légales et que le couple, qui bénéficiait d’une situation financière solide, d’emplois stables et de conditions de vie adéquates, réunissait toutes les conditions pour bien élever l’enfant. Tous les appels formés par le requérant furent rejetés et la Cour suprême prononça la décision définitive en juin 2013.

Devant la Cour européenne, le père de l’enfant alléguait que l’adoption de sa fille, qui aurait été actée sans qu’il en fût informé, ainsi que le refus par la justice de reconnaître sa paternité et d’annuler l’ordonnance d’adoption s’analysaient en une violation des droits protégés par l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention.

La Cour observe que le requérant et sa compagne ont vécu ensemble pendant dix-sept ans. L’intéressé était le père biologique de tous les enfants, il les élevait et subvenait à leurs besoins. Ainsi, il était venu chercher sa dernière fille et sa mère à la maternité et s’était occupé du nourrisson pendant la première année de sa vie. La Cour en conclut qu’un lien s’était tissé entre le requérant et sa fille dès la naissance de celle-ci, ce qui est constitutif d’une « vie familiale » au sens de la Convention.
Elle considère qu’il est déterminant de savoir si les autorités internes ont bien pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour que l’enfant pût mener une vie familiale normale auprès de son père biologique et des membres de sa fratrie.

La Cour estime que la décision initiale de placer les enfants était nécessaire dans les circonstances de l’espèce, mais elle doute que les autorités se fussent donné le temps de vérifier si des solutions viables autres que l’adoption étaient envisageables et si, en particulier, la fillette avait des parents auprès desquels elle aurait pu vivre.
Ainsi, le tribunal qui avait autorisé l’adoption avait été informé de l’existence de la fratrie de l’enfant et il savait que ces enfants avaient été placés dans une autre famille d’accueil. Il avait donc connaissance d’éléments factuels importants dont il aurait dû tenir compte. Il aurait pu se renseigner au sujet du requérant et de ses liens avec sa dernière fille en interrogeant la sœur de sa compagne décédée ou les autres enfants.
De plus, le requérant avait entrepris des démarches juridiques pour faire établir sa paternité. En particulier, en mars 2011, il avait engagé auprès du tribunal qui finirait par prendre l’ordonnance d’adoption une action pour laquelle il avait dû indiquer le nom de ses cinq enfants et leurs dates de naissance. Ce tribunal a suivi une approche très formaliste, se bornant à renvoyer au certificat de naissance de l’enfant, lequel ne mentionnait pas le nom du père, et à observer que les candidats à l’adoption satisfaisaient aux conditions énoncées dans la loi. En dépit de la gravité de la décision en question, il n’a pris aucune mesure pour informer le requérant de la procédure, et encore moins pour l’entendre.

La Cour considère par conséquent que les autorités internes ont fait preuve d’un grave manque de diligence dans le cadre de la procédure d’adoption. Elle doute également que l’adoption, qui a éloigné l’enfant de son père et l’a séparée de sa fratrie alors qu’elle était encore en bas âge, ait véritablement servi l’intérêt supérieur de l’enfant.
La Cour conclut que, dans ces procédures, le seul motif qui a conduit les juridictions internes à refuser de reconnaître officiellement la paternité du requérant était, en substance, le fait que sa fille avait déjà été adoptée par des tiers et que la législation applicable ne leur offrait aucun motif formel de révoquer l’ordonnance d’adoption.

La Cour rappelle qu’étant donné la grande diversité des situations familiales possibles, l’intérêt supérieur d’un enfant ne peut être déterminé au regard d’une disposition juridique à caractère général, et qu’il convient de se pencher sur les circonstances particulières de chaque espèce pour qu’un juste équilibre puisse être ménagé entre les droits de toutes les personnes concernées.
Elle note que la situation dans laquelle l’adoption de sa fille a placé le requérant a été engendrée par les autorités elles-mêmes, à l’issue d’une procédure entachée de défaillances et qui a fait apparaître un grave manque de diligence. Or les juridictions internes n’ont jamais examiné la thèse du requérant, qui estimait que la décision d’adoption avait été contraire à la loi et qui avait reçu l’appui de diverses autorités publiques dans sa revendication.

La Cour n’admet pas que l’absence dans la loi de motifs formels qui auraient permis de révoquer l’ordonnance d’adoption fût une considération « suffisante » pour justifier le refus par la justice de reconnaître la paternité du requérant et de révoquer l’ordonnance d’adoption. Elle estime de même que la période de dix-huit mois que la fillette avait passée au sein de sa famille d’accueil n’était pas suffisante pour exclure la possibilité d’une réunion avec sa famille biologique. À cet égard, la Cour considère que le requérant n’a pas attendu excessivement longtemps avant de prendre des mesures visant à préserver sa vie de famille avec ses enfants, y compris avec sa dernière fille.
La Cour relève que les autorités internes n’ont pas non plus envisagé de mesures qui auraient été destinées à atténuer le plus possible les éventuels effets négatifs pour l’enfant d’un retour dans sa famille biologique, par exemple en instaurant un rétablissement progressif des contacts entre elle et ses proches. De plus, la disparité relative des conditions matérielles entre les deux familles ne constituait pas selon la Cour un motif suffisant pour rejeter les demandes du requérant.

La Cour conclut que les autorités internes n’ont pas procédé à un examen approfondi des facteurs pertinents ni ménagé un juste équilibre entre les droits de toutes les personnes concernées au regard des circonstances particulières de la cause, et qu’elles ont ainsi failli à leur obligation (« obligation positive »). Elle y voit un manquement au respect de la vie familiale du requérant et une violation de l’article 8.
Source : Actualités du droit